Par le rabbin Josh Weiner
Théoriquement, aujourd’hui est le neuvième jour de Hanoucca. En théorie au moins, il n’y a pas de raison particulière d’arrêter d’allumer des bougies après huit jours, surtout que nous suivons l’opinion du Beit Hillel, qui statue que nous ajoutons des bougies progressivement tout au long de la fête, mosif veholekh, et que nous rejetons l’opinion du Beit Chammaï, qui propose de commencer la fête avec huit bougies et d’en allumer une de moins chaque nuit suivante.
L’une des raisons invoquées pour justifier l’avis de Beit Hillel est le principe de ma’alin bakodech ve’ein moridin, il faut toujours augmenter la sainteté et non la diminuer. Si tel est le cas, après huit jours de Hanoucca, nous devrions continuer sur cette voie ascendante d’augmentation de la sainteté dans le monde – et peut-être qu’après huit jours, nous atteindrons un niveau tel que nous n’aurons même plus besoin des bougies physiques.
Cette idée d’augmentation progressive, mosif veholekh, est liée d’une certaine manière au héros de notre paracha, Joseph. Son nom signifie littéralement “augmentation” – lorsqu’il est né, sa mère Rachel s’écrie : “Que l’Eternel me donne aussi un autre fils !” La vie de Joseph est toujours synonyme d’accroissement – la paracha commence alors qu’il est sorti de la fosse de la prison, il monte en grade, l’économie de l’Égypte prospère sous sa direction, aussi bien dans les années d’abondance que dans les années de famine, il devient celui qui pourvoit aux besoins de l’Égypte. Mais ce n’est pas seulement extérieur. Joseph reste l’homme des rêves, à la fois rêveur et interprète. C’est lui qui a rêvé que la trajectoire de sa vie était plus importante qu’il n’y paraissait, et qui montre que les symboles du rêve signifient plus que ce qu’ils disent en apparence.
Je voudrais tenter de répondre à une question qui m’a été posée par Raphaël Hadas-Lebel il y a un peu plus d’un an. La nuit de la fête de Hochana Rabba, j’ai parlé de la place des rêves dans la détermination de la halakha. J’ai donné huit ou neuf exemples de décisions halakhiques où les rêves du rabbin avaient influencé sa décision. Raphaël est ensuite venu me féliciter et a semblé intéressé par les sources, mais il m’a critiqué gentiment et m’a dit que j’avais oublié de souligner que nous sommes des juifs Massorti et que nous ne croyons pas aux rêves surnaturels. (Peut-être qu’il n’a pas dit exactement ces mots, mais c’est ainsi qu’ils sont restés dans ma mémoire).
Responsa du ciel
Au cours de l’année dernière, j’ai poursuivi mes recherches sur le thème des rêves et de la halakha. J’ai traduit et annoté un livre entier d’un fascinant rabbin du 13e siècle du sud de la France, Jacob de Marvege, intitulé Che’elot ou-techouvot min Hachamayim, “Responsa du Ciel”. Il contient environ soixante-dix questions que l’auteur posait aux anges avant de s’endormir et dont il recevait la réponse pendant la nuit. Il ne s’agit pas toujours de sujets très profonds, mais plutôt de questions concernant le statut de la cacherout de divers animaux, l’ordre des parchemins dans les Tefillin, la question de savoir si les Ashkénazes ou les Séfarades sont plus corrects dans certains rituels, etc. Il se demande même dans son rêve si les rêves sont une source crédible de connaissance !
Tout au long de ce projet de traduction, j’ai eu l’occasion de réfléchir à la question de Raphaël. Et je pense qu’en tant que juif Massorti, qui respecte la rigueur de la pensée académique et scientifique, je prends aussi au sérieux l’inspiration irrationnelle. La prise de décisions sérieuses doit toujours être accompagnée de rêves, d’une intuition que c’est la bonne chose à faire. Permettre aux femmes de lire la Torah, par exemple : se pourrait-il que la majorité des synagogues en France se trompent dans leur interprétation de la tradition, et que nous ayons raison ? Oui, je le pense, et c’est cette intuition qui m’accompagne lorsque je lis les sources et les traditions et que je prends des décisions sur la manière de mener une vie juive authentique, profonde et pleine de sens. (Il est intéressant de noter qu’au XIIIe siècle, Jacob de Marvege a posé une question similaire dans son rêve à propos des femmes qui disaient la bénédiction pour le loulav et le chofar, et il a également reçu une inspiration divine pour dire que oui, c’était permis. )
Quand le chagrin empêche de rêver
Mais pour en revenir à la paracha, beaucoup se sont demandé pourquoi Joseph n’a jamais cherché à contacter son père alors qu’il était en Égypte, pour le rassurer. J’aimerais poser la question inverse : pourquoi Jacob, lui-même rêveur et prophète, ne savait-il pas déjà que Joseph était vivant ?
Plusieurs commentateurs expliquent que Jacob a complètement perdu son pouvoir de prophétie pendant les 22 années où Joseph était en Égypte. Maïmonide explique que cela a été directement causé par la tristesse de Jacob, et que l’on ne rêve pas correctement lorsqu’on est en deuil. Je cite son commentaire sur la michna Avot :
והאנחה והדאגה שיעקב אבינו ע”ה כל ימי התאבלו על יוסף נסתלקה ממנו רוח הקודש, עד שנתבשר בחייו אמר ותחי רוח יעקב אביהם, ואמר התרגום ושרת רוח נבואה על יעקב אבוהון
Le chagrin et l’anxiété peuvent également entraîner un arrêt de la prophétie, comme dans le cas du patriarche Jacob qui, pendant les jours où il a pleuré Joseph, a été privé de l’Esprit Saint, jusqu’à ce qu’il reçoive la nouvelle que son fils était en vie. L’Écriture dit alors (Genèse 45:27) : “L’esprit de Jacob, leur père, ressuscita”, ce qui est traduit en araméen par (Targoum Onkelos Genèse 45:27) : “Et l’esprit de prophétie descendit sur leur père, Jacob”. (Huit chapitres, 7)
Maïmonide termine en citant le Talmud qui réunit les thèmes de l’émotion, du rêve, de la halakha et de la prophétie.
לְלַמֶּדְךָ שֶׁאֵין הַשְּׁכִינָה שׁוֹרָה, לֹא מִתּוֹךְ עַצְלוּת וְלֹא מִתּוֹךְ עַצְבוּת וְלֹא מִתּוֹךְ שְׂחוֹק וְלֹא מִתּוֹךְ קַלּוּת רֹאשׁ וְלֹא מִתּוֹךְ דְּבָרִים בְּטֵלִים, אֶלָּא מִתּוֹךְ דְּבַר שִׂמְחָה שֶׁל מִצְוָה. שֶׁנֶּאֱמַר : ״וְעַתָּה קְחוּ לִי מְנַגֵּן וְהָיָה כְּנַגֵּן הַמְנַגֵּן וַתְּהִי עָלָיו יַד ה׳״. אָמַר רַב יְהוּדָה אָמַר רַב : וְכֵן לִדְבַר הֲלָכָה. אָמַר רַב נַחְמָן : וְכֵן לַחֲלוֹם טוֹב
La Présence divine ne repose sur un individu ni dans une atmosphère de tristesse, ni dans une atmosphère de paresse, ni dans une atmosphère de rire, ni dans une atmosphère de frivolité, ni dans une atmosphère de bavardage futile, mais plutôt dans une atmosphère imprégnée de la joie…. Rav Yehuda a dit que Rav a dit : Et, de même, avant de prononcer une décision halakhique. Rav Naḥman a dit : De même, pour s’assurer que l’on fera un bon rêve. (Pessahim 117a)
Ainsi, Jacob, au moment où il a été confronté à la tragédie de la perte de Joseph, n’a pas pu faire appel aux pouvoirs prophétiques dont il disposait et dont tout le monde dispose; il n’a pas pu trouver de réconfort et de sens, il n’a pas pu transcender sa propre tristesse afin de voir la situation dans son ensemble. Ce n’est que lorsqu’il a rencontré Joseph que son esprit s’est ranimé et qu’il a pu à nouveau comprendre plus que ce qu’il voyait.
Dans les semaines qui ont suivi les pogroms en Israël en octobre, de nombreuses personnes autour de moi ont parlé d’expériences similaires. Non seulement leurs rêves nocturnes se sont littéralement transformés en cauchemars, mais il est devenu difficile de trouver toute forme d’inspiration, de voir grand, de trouver des mots ou des cadres de pensée pour comprendre la situation. Les gens ont parlé de distractions intenses, de l’impossibilité d’accomplir des tâches simples au travail. Ils consultaient leur téléphone des centaines de fois par jour, se perdant dans leurs pensées au milieu d’une tâche ou même d’une conversation.
Continuer à rêver dans les moments difficiles
Même avec la fête de Hanoucca, même avec nos îles personnelles de bonheur, nos anniversaires et nos bar-mitsva, nous sommes toujours dans une période tragique pour le peuple juif. Sommes-nous condamnés, comme Jacob, à 22 ans sans inspiration ? Je ne le pense pas, mais pour trouver un modèle, nous devons passer de Jacob à David. Le Talmud, dans la même discussion que celle que je viens de mentionner, explique comment le roi David a composé le livre des Psaumes.
״לְדָוִד מִזְמוֹר״ – מְלַמֵּד שֶׁשָּׁרְתָה עָלָיו שְׁכִינָה וְאַחַר כָּךְ אָמַר שִׁירָה. ״מִזְמוֹר לְדָוִד״ – מְלַמֵּד שֶׁאָמַר שִׁירָה וְאַחַר כָּךְ שָׁרְתָה עָלָיו שְׁכִינָה
Si un psaume commence par ‘De David, un psaume’, cela signifie que la Présence divine a d’abord reposé sur lui et qu’il a ensuite récité le chant. Par contre, si un psaume commence par : ‘Un psaume de David’, cela enseigne qu’il a d’abord récité le chant, et seulement après la Présence Divine a reposé sur lui. (Pesachim 117a)
David était parfois possédé par l’inspiration divine, sans doute à l’époque où sa vie était bonne et où il était heureux. Cependant, à d’autres moments, plus difficiles, sa créativité ne s’arrêtait pas, il devait simplement travailler plus dur. Il commençait d’abord à écrire ou à chanter le psaume lui-même, malgré l’absence d’inspiration, et au fur et à mesure qu’il le faisait, l’acte lui-même le sortait de son désespoir et l’inspiration extérieure complétait ce qu’il était capable de faire par lui-même. En anglais, il y a une expression : “Fake it till you make it” (faire semblant jusqu’à ce qu’on y arrive). Il semble que ce soit ce que fait David, et peut-être la clé pour continuer à rêver dans les moments difficiles.
C’est pourquoi la continuité de notre synagogue et de notre communauté est importante, pourquoi nos chabbats, nos fêtes et nos célébrations sont importants et doivent se poursuivre. En soi, la poursuite de nos activités quotidiennes ne résoudra pas les brisures du monde. Il y a beaucoup de vrai travail à faire, et il faut avoir le courage de l’accomplir. Mais sans rêves, sans confiance en nos instincts irrationnels, il nous manque l’espoir.
Max, dans la dracha de ta bar mitsva,tu as dit ceci : “Joseph parvient à créer un univers où chacun existe pleinement sans se limiter et où il y a également la place pour chacun de nos frères. C’est ça Israel ! Voici l’espoir que je formule pour le monde également.”
Voici mon espoir aussi, mon rêve. C’est maintenant à toi, et à nous, de créer cette réalité.
Chabbat chalom.