La paracha Toledot 5784 par le rabbin Josh Weiner
La paracha commence par l’un des formulations les plus fortes autour de la prière que l’on trouve partout dans la Torah. Isaac et Rebecca sont mariés depuis vingt ans sans avoir d’enfant, et ils attendent et prient.
Comment prient-ils ? En présence l’un de l’autre. Rachi dit :
לנכח אשתו. זֶה עוֹמֵד בְּזָוִית זוֹ וּמִתְפַּלֵּל וְזוֹ עוֹמֶדֶת בְּזָוִית זוֹ וּמִתְפַּלֶּלֶת
“Isaac implora en présence de sa femme” – Celui-ci se tenait dans un coin en train de prier et celui-là se tenait dans un autre coin en train de prier. (Rachi sur 25:21)
Ils sont exaucés. Une grossesse s’ensuit, puis des douleurs. Rebecca crie l’une des prières existentielles les plus poignantes jamais prononcées :
אִם-כֵּן לָמָּה זֶּה אָנֹכִי – ‘Si c’est ainsi, alors pourquoi suis-je ?‘
Quel est le sens d’un monde qui nécessite une telle souffrance ? Et enfin, elle va “lidroch et Hashem”, pour exiger Dieu. Non pas pour murmurer des louanges ou demander poliment, mais pour vraiment exiger Dieu – ou, peut-être, littéralement “lidroch”, pour interpréter Dieu. Elle cherche une théologie de la douleur. Le message qu’elle reçoit est téléologique : sa douleur a un but ultime, et sa souffrance actuelle n’est qu’une étape intermédiaire vers quelque chose de plus profond. C’est la prophétie qu’elle reçoit :
וַיֹּאמֶר יְ-הֹוָה לָהּ שְׁנֵי (גיים) [גוֹיִם] בְּבִטְנֵךְ וּשְׁנֵי לְאֻמִּים מִמֵּעַיִךְ יִפָּרֵדוּ וּלְאֹם יֶאֱמָץ וְרַב יַעֲבֹד צָעִיר׃
“Deux nations sont dans ton ventre,
deux tribus de ton corps seront divisées ;
La tribu sera plus puissante que la tribu,
l’aîné sera l’esclave du cadet !” (Genèse 25:23)
La douleur de Rebecca est l’expression de la contradiction qu’elle porte dans son ventre : pas un enfant mais deux, pas un avenir mais deux, et deux qui ne peuvent pas vivre l’un avec l’autre. Cette phrase, “la tribu sera plus puissante que la tribu” exprime une relation dans laquelle chaque frère ne peut être puissant qu’aux dépends de l’autre. Les deux frères semblent destinés à être en conflit, ce qui est encore confirmé lorsque chacun des parents choisit son enfant préféré – Isaac avec Ésaü et Rebecca avec Jacob. Une tradition dit même que c’est une halakha, une loi, qu’Ésaü déteste Jacob (cf. Rachi sur Gen. 33:4).
Cette tradition selon laquelle “la tribu sera plus puissante que la tribu” continue de se développer. Un midrach ancien, si ancien qu’il figure même dans le texte de la Torah comme parenthèse, identifie le personnage d’Ésaü à la nation d’Édom, et cela est élargi au fil du temps pour inclure Rome, et même plus tard, toute la chrétienté également. Le conflit promis entre ces deux enfants dans le ventre de leur mère devient aussi un conflit mondial. Le Talmud dit :
קֵסָרִי וִירוּשָׁלַיִם, אִם יֹאמַר לְךָ אָדָם : חָרְבוּ שְׁתֵּיהֶן – אַל תַּאֲמֵן. יָשְׁבוּ שְׁתֵּיהֶן – אַל תַּאֲמֵן. חָרְבָה קֵסָרִי וְיָשְׁבָה יְרוּשָׁלַיִם, חָרְבָה יְרוּשָׁלַיִם וְיָשְׁבָה קֵסָרִי – תַּאֲמֵן, שֶׁנֶּאֱמַר : ״אִמָּלְאָה הָחֳרָבָה״. אִם מְלֵיאָה זוֹ – חֲרֵבָה זוֹ, אִם מְלֵיאָה זוֹ – חֲרֵבָה זוֹ. רַב נַחְמָן בַּר יִצְחָק אָמַר מֵהָכָא : ״וּלְאוֹם מִלְאוֹם יֶאֱמָץ״
En ce qui concerne la ville romaine de Césarée et la ville juive de Jérusalem : Si quelqu’un vous dit que les deux sont détruites, ne le croyez pas ; s’il dit que les deux prospèrent, ne le croyez pas ; s’il dit que Césarée est détruite et que Jérusalem prospère, ou que Jérusalem est détruite et que Césarée prospère, vous pouvez le croire… le principe est que si celle-ci est remplie, celle-là est détruite, et si celle-là est remplie, celle-là est détruite. Rav Nahman bar Yitzhak dit : on retrouve cette idée dans le verset “La tribu sera plus puissante que la tribu.” (Méguila 6b).
La relation suit ici le modèle d’un jeu à somme nulle, un modèle mathématique où le gain d’un côté est toujours égal à la perte de l’autre. Les échecs sont un jeu à somme nulle, la victoire d’une personne signifie que l’autre perd. S’il y a plus de monde que de nourriture lors du kiddouch à la synagogue, la nourriture qu’une personne mange signifie qu’il y en a moins pour les autres.
Mais tout ne fonctionne pas comme ça, et certaines de nos plus grandes frustrations sont liées au fait que nous définissons le succès par une logique à somme nulle alors que ce n’est pas approprié. L’amitié ou les relations affectives, par exemple, ne devraient pas définir le succès par la perte et le gain de points aux dépends des autres. Le plus grand exemple de l’utilisation erronée de cette logique aujourd’hui est l’attitude à l’égard de la guerre, bien sûr. Le côté qui crée le plus de dommages est considéré comme le vainqueur de la guerre. Ou bien, le côté qui a le plus de blessés est la victime, et c’est le seul qui mérite la sympathie du monde.
Mais en réalité, très peu de relations humaines fonctionnent comme cela, avec un seul gagnant et un seul perdant, chacun étant défini par l’autre. Et même si nous avons des sources dans notre tradition qui utilisent ce langage, notre tradition est vaste et multi-vocale, et couvre la totalité de l’expérience humaine. Ainsi, à côté des textes qui utilisent Jacob et Ésaü comme exemples d’une rivalité “Eux et Nous”, nous avons d’autres traditions qui compliquent et subvertissent cette façon de voir le monde.
J’en mentionnerai brièvement trois :
- Premièrement, dans la tradition rabbinique, Ésaü est présenté comme le modèle à suivre pour honorer ses parents. Cela fait partie des dix commandements : “Honore ton père et ta mère, afin que tu vives longtemps“, mais lorsque nous cherchons des modèles pour savoir comment le faire, notre tradition désigne Ésaü comme le modèle à suivre. C’est lui qui chasse et rapporte de la nourriture à la maison, qui nourrit son père et est aimé de lui, et alors que Jacob s’enfuit plus tard et part à l’aventure, Ésaü reste avec ses parents et s’occupe d’eux. C’est comme si l’ancêtre des Juifs, celui qui joue des tours et trompe sa famille et lutte avec Dieu, ce n’est pas le modèle que nous voulons toujours mettre en avant pour nos enfants. Ésaü est l’Autre, mais c’est de lui que nous voulons apprendre, nous avons en fait besoin de lui.
- Un deuxième exemple de l’attitude complexe à l’égard d’Ésaü se trouve dans les récits du Talmud concernant Antonin le Pieux, l’empereur romain après Hadrien. Dans l’imaginaire rabbinique, il est présenté à la fois comme un ami des Juifs et un descendant d’Ésaü. Dans un texte (Avoda Zara 10b), il demande à son ami Rabbi Juda le Prince s’il méritera d’être avec lui dans le monde à venir, et cite un verset du livre d’Ovadia qui semble indiquer le contraire. Rabbi Juda répond que oui, il sera dans le monde à venir, et que lorsque le verset parle d’Ésaü, il parle du comportement méchant d’Ésaü qui sera éliminé, tandis que le peuple lui-même a toujours la possibilité de changer. Il est intéressant de noter que le prophète Ovadia lui-même est considéré comme un descendant d’Ésaü également, qui s’est converti au judaïsme et a pu rapporter le message de Dieu au peuple d’Édom. Ici encore, la notion absolue de Eux et de Nous est remise en question. Oui, Ésaü et Jacob sont destinés à être ennemis, mais Ésaü peut aussi devenir Jacob.
- Cela fonctionne aussi dans l’autre sens. Dans notre paracha, lorsque Jacob vient tromper son père et recevoir sa bénédiction, en mettant des peaux de mouton sur ses bras pour se faire passer pour Ésaü, Isaac le sent et est confus.
וַיִּגַּשׁ יַעֲקֹב אֶל-יִצְחָק אָבִיו וַיְמֻשֵּׁהוּ וַיֹּאמֶר הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו׃
Jacob s’avance vers Isaac, son père. Il le palpe et dit :
“La voix, la voix de Jacob, les mains, les mains d’Ésaü.”
Cette idée d’un Jacob qui ressemble à Ésaü ne fait pas seulement partie de l’intrigue, mais si nous regardons attentivement le texte, nous voyons que Jacob intègre effectivement un peu d’Ésaü en lui. Au début, les deux sont présentés comme des opposés polaires : Ésaü le chasseur dans les champs et Jacob le garçon sage dans la tente ; Jacob est plus passif et Ésaü est actif. Mais au fur et à mesure que l’histoire biblique se développe, après avoir absorbé les mains d’Ésaü, la personnalité de Jacob devient également plus active, il devient lui aussi un homme des champs. Il devient lui-même lorsqu’il intègre une partie de la nature d’Ésaü dans Jacob – et c’est à ce moment-là qu’on l’appelle “shalem“, complet.
Le message de cette paracha est complexe. Parfois, l’attitude du “c’est nous ou eux” a du sens, est humaine. Nous avons besoin d’ériger des limites, de regarder vers l’intérieur et de nous occuper d’abord de nous-mêmes. Parfois, cela n’a pas de sens de parler de façon simpliste de “nous”, et l’interaction avec les autres doit permettre le changement, les relations dynamiques, l’apprentissage de l’autre et l’affecter également. C’est vraiment compliqué et il n’y a généralement pas de réponse claire quant à l’attitude à adopter. Nous faisons de notre mieux et prions pour faire les bons choix, mais le simple fait de sentir que c’est compliqué et pas simple est déjà un bon début.
Chabbat shalom !