Croyances contradictoires et les vraies épreuves d’Abraham
Je ne serai pas à Paris ce week-end, mais à Strasbourg pour rencontrer d’anciens élèves de Ze Kollel, un programme que j’ai aidé à fonder à Berlin et qui est devenu depuis l’une des plus passionnantes initiatives des études juives en Europe. Je me suis dit que je profiterais de cette occasion où je ne prépare pas une vraie dracha pour examiner un autre texte que je pourrais avoir du mal à expliquer oralement.
Peut-être est-ce une bonne chose que je sois loin de la synagogue cette semaine, cette paracha est si riche et si suranalysée qu’il est difficile de dire quelque chose de nouveau – sauf si vous essayez ! La Akéda, la ligature d’Isaac, l’histoire relue et réinterprétée chaque Roch Hachana, tous nos espoirs et nos craintes projetés sur ce court chapitre…
Je me souviens avoir entendu une fois à Londres quelqu’un chanter ce passage de la Torah, lentement, et j’ai eu l’impression que tous les midrachim et tous les commentaires que j’avais jamais lus se reflétaient dans le vacillement de sa voix et dans sa ponctuation rythmée. Les silences entre chaque mot, les répétitions bégayantes :
וַיֹּ֨אמֶר יִצְחָ֜ק אֶל-אַבְרָהָ֤ם אָבִיו֙ וַיֹּ֣אמֶר אָבִ֔י וַיֹּ֖אמֶר הִנֶּ֣נִּֽי בְנִ֑י וַיֹּ֗אמֶר הָאֵשׁ֙ וְהָ֣עֵצִ֔ים וְאַיֵּ֥ה הַשֶּׂ֖ה לְעֹלָֽה׃ וַיֹּ֙אמֶר֙ אַבְרָהָ֔ם אֱ- לֹהִ֞ים יִרְאֶה-לּ֥וֹ הַשֶּׂ֛ה לְעֹלָ֖ה בְּנִ֑י וַיֵּלְכ֥וּ שְׁנֵיהֶ֖ם יַחְדָּֽו׃
Isaac dit à Abrahâm, son père, il dit : ” Mon père ! “
Il dit : ” Me voici, mon fils. “
Il dit : ” Voici le feu et les bois. Où est l’agneau de la montée ? “
Abrahâm dit : ” Elohîms verra pour lui l’agneau de la montée – mon fils. “
Ils vont, les deux, unis.
(Genèse 22:7-8, trad. André Chouraqui)
Il dit il dit il dit. Son père, mon père, mon fils, mon fils, et ils vont, les deux, unis en silence. Le poids de l’histoire semble être l’aspect éthique. Que faire d’un Dieu qui demande à un père de sacrifier son fils ?
Mais ne répétons pas tous les siècles de discussion ici, et faisons un saut dans la Pologne du début du 19ème siècle pour écouter Rebbe Mordekhaï Yosef Leiner d’Izbica, connu sous le nom de “Le Ishbitzer“. Il est connu pour ses lectures sensibles et surprenantes des textes bibliques. Je ne lis pas beaucoup de livres en français, mais un quart de ceux que j’ai lus cette dernière année étaient la biographie de Catherine Chalier sur ce penseur radical. Nous lirons petit à petit quelques lignes de son commentaire sur La Akéda.
והאלקים נסה את אברהם. ענין נסיון של העקידה היה גדול האמונה שהיה לאברהם אבינו בהש”י, כי אף שאמר לו כה יהיה זרעך, ונאמר את בריתי את יצחק, ועכשיו כשנאמר לו העלהו לעולה עכ”ז האמין בדברים הראשונים כמו מקודם ולא נפלו אצלו, וזאת האמונה אין בשכל האדם להשיג
“Dieu [Elohim] éprouva Abraham”. La Akéda a éprouvé la grandeur de la confiance qu’Abraham avait dans le Saint béni soit-il. En effet, même si Dieu avait précédemment promis “nombreux seront tes descendants”, et qu’il lui avait été promis en outre que “Mon alliance se fera par Isaac”, et que maintenant on lui disait d’apporter son fils en sacrifice – malgré tout cela, il croyait aux promesses qui lui avaient été faites précédemment et elles n’étaient pas du tout diminuées. Une telle confiance ne peut être comprise par l’esprit humain.
(Mei Hachiloah, Vayéra 8 – ma traduction)
La grandeur de cette épreuve n’est pas – dit le Ishbitzer – la difficulté éthique ou émotionnelle d’un père à qui l’on dit de tuer son fils. C’est même plus que cela ! S’il fait confiance et croit en la vérité ce que Dieu lui dit, il est maintenant obligé de croire deux choses contradictoires. Il croit absolument qu’Isaac vivra comme la continuation de sa famille et de l’alliance, et il croit absolument qu’Isaac doit être sacrifié sur la montagne. C’est ça l’épreuve, savoir s’il peut tenir ces deux croyances en même temps ou si l’une d’entre elles s’effondre sous le poids du paradoxe.
והנה באמת לא היה לאברהם דיבר מפורש מהש”י שישחוט את בנו, ע”כ לא נאמר וה’ נסה רק והאלקים נסה, היינו שהיה אליו דבר באספקלריא דלא נהרא וע”ז נאמר והאלקים לשון תקופות
Pour être précis, Abraham n’a pas été explicitement chargé par Dieu de tuer son fils. C’est pourquoi la Torah n’a pas utilisé le nom de Dieu en quatre lettres (Youd Hé Vav Hé), mais a dit spécifiquement que “Elohim a éprouvé Abraham”. C’est parce que la prophétie lui est apparue à travers un verre obscur, comme l’explique le Zohar. C’est pourquoi il utilise le nom d’Elohim, avec les connotations de force.
Aujourd’hui, la plupart d’entre nous ne remarquent pas vraiment quelle nomination divine est utilisée dans la Torah, et je me contente généralement de traduire la plupart d’entre elles par “Dieu”. Mais le Ishbitzer, suivant la tradition kabbalistique, attribue une grande signification aux noms spécifiques utilisés.
Elohim est le nom le plus lointain, universel et tout-puissant et moins intime, et il le relie ici à une sorte de prophétie (mentionnée dans le Talmud et dans des textes ultérieurs) qui vient à travers l’aspaklaria dela nahara, un miroir rugueux ou une lentille qui ne laisse pas passer toute la lumière mais obscurcit ce qui se passe de l’autre côté. Il s’agit du Dieu puissant, Elohim, un Dieu dont les messages ne peuvent pas être entièrement compris. Peut-être est-ce en fait l’expérience religieuse de beaucoup d’entre nous aujourd’hui : nous pensons comprendre quelque chose, avoir saisi une partie de ce que l’on attend de nous, mais nous ne sommes pas exactement sûrs de ce que cela signifie ou de la façon dont tout cela est cohérent. Abraham, cependant, était si grand qu’il n’a pas essayé de résoudre les contradictions, et a cru férocement en tout en même temps : mon fils vivra et mon fils mourra.
וע”ז לא נקרא הנסיון ע”ש יצחק יצחק האמין לאברהם כי מה’ הוא ואינו נסיון כ”כ, רק לאברהם היה נסיון לפי שלא היה אצלו הדיבר מפורש, ואם היה לו שום נגיעה כאב לבן אז היה מכריחו לרחם עליו, כי באמת מאת ה’ היה שלא ישחטו והנסיון היה רק למראה עיני אברהם
C’est pourquoi nous ne disons pas que c’était une épreuve pour Isaac, car Isaac lui-même croyait que le sacrifice était ordonné par Dieu, et ce n’est pas une si grande épreuve. Mais pour Abraham, c’était vraiment une épreuve, parce que les paroles divines n’étaient pas claires. Tout sentiment parental aurait dû l’obliger à avoir pitié de son fils. Mais la vérité était que Dieu ne voulait pas qu’Isaac soit tué, et l’épreuve n’était que du point de vue d’Abraham.
Quelle a été l’expérience de la Akéda du point de vue d’Isaac ? Il semble ici qu’Isaac savait dans une certaine mesure ce qui se passait, il savait qu’il allait être sacrifié et était prêt à renoncer à sa vie pour suivre l’ordre de Dieu. Un martyr classique – et aussi difficile que cela puisse être en soi pour la plupart des gens, pour lui au moins, il est clair que c’est le désir de Dieu, et qu’il a juste besoin de subsumer ses propres besoins à ce désir. Ça, dit le Ishbitzer, c’est de la spiritualité immature, ce n’est pas une vraie épreuve. Abraham ne lui avait pas dit les promesses précédentes, qu’Isaac hériterait de lui, et seul Abraham se retrouvait avec le paradoxe de croire deux choses contradictoires. D’une manière ou d’une autre, il est capable de le faire.
Que faire de ce texte, de ces réflexions du Ishbitzer Rebbe ? Encore une fois, je ne suis pas Abraham, je ne surmonte pas la confusion, je n’ai pas une foi infaillible et je ne réussis pas toutes les épreuves, ni même ne remarque que je suis éprouvé. Mais quelque chose de cette émouna, de cette confiance d’Abraham se reflète dans mes prières en ce moment, si ce n’est dans mes croyances.
Je prie pour la paix sur la terre d’Israël et je prie pour la sécurité. Je prie pour que cesse l’effusion de sang et je prie pour que la réalité change afin que les pogroms que nous avons vus ne se reproduisent plus jamais. Je prie pour la liberté d’expression, d’épanouissement et de mouvement de chacun dans la région, je prie pour que les juifs du monde entier soient fiers, visibles et en sécurité. Je n’ai aucune idée de la façon dont tout cela devrait se produire, de mon petit point de vue, beaucoup de ces souhaits se font au détriment des autres ; j’ai plus de prières que d’opinions. J’ai l’impression que nous sommes éprouvés en ce moment, le monde entier, mais rien du tout n’est clair.
Puissions-nous néanmoins réussir cette épreuve et mériter un monde meilleur.
Chabbat shalom.