Dracha de Roch haChana 5783 par le rabbin Josh Weiner
A Roch haChana, il est écrit, et à Yom Kippour, il est scellé.
Qui vivra et qui mourra,
qui au bon moment et qui avant,
qui par les inondations et qui par les incendies,
qui par la guerre et qui par la famine.
Chaque année, ces textes prennent des sens différents. Quand je réfléchis à ce qui a été le thème prédominant de l’année dernière, qui doit être pensé et fixé pendant ces dix jours de Jugement, c’est l’anxiété et l’instabilité mêlées à la normalité. Je ne peux pas dire que l’année dernière ait été une année de crise. Il n’y a pas eu de guerre ici en France, pas de changement de gouvernement, les hôpitaux n’étaient pas remplis de patients Covid, les supermarchés avaient suffisamment de nourriture sur les étagères, et l’électricité et l’eau coulaient dans nos maisons, – à part dans certains endroits cet été.
Néanmoins, je sens autour de moi une profonde inquiétude concernant l’avenir. Je pense que personne ici ne peut être sûr de ce qu’il y aura exactement sur son compte bancaire à Roch Hachana prochain. Et lorsque les gens disaient en ”plaisantant” que l’été qui vient de passer serait le plus froid du reste de notre vie, personne n’a ri. Nous appelons ces journées, – le nouvel an et Yom Kippour – les Yamim Noraim, les jours terribles, les jours de peur, de crainte. J’aime bien la traduction française, ”les jours redoutables”, car elle nous rappelle que le mot doute porte à la fois la notion de ”peur” (redouter) et celle d’ ”incertitude”.
En hébreu aussi, nous avons une relation ambivalente avec ce concept de peur. D’un côté, avoir peur est découragé. Dieu rend visite à chacun des patriarches et leur dit אל תירא, ne crains pas. Tout au long de la Torah, on nous dit de ne pas craindre Pharaon, de ne pas craindre d’entrer dans la terre promise.
Il y a un midrash intéressant qui se moque de quelqu’un qui a trop peur pour réaliser ce qu’il veut vraiment faire:
אָמְרוּ לֶעָצֵל רַבְּךָ בָּעִיר לֵךְ וּלְמַד תּוֹרָה מִמֶּנּוּ, וְהוּא מֵשִׁיב אוֹתָן וְאוֹמֵר לָהֶן, מִתְיָרֵא אֲנִי מִן הָאֲרִי שֶׁבַּדֶּרֶךְ, מִנַּיִן, שֶׁנֶּאֱמַר (משלי כו, יג) : אָמַר עָצֵל שַׁחַל בַּדָּרֶךְ. אָמְרוּ לוֹ הֲרֵי רַבְּךָ בְּתוֹךְ הַמְדִינָה עֲמֹד וְלֵךְ אֶצְלוֹ, אָמַר לָהֶן מִתְיָרֵא אֲנִי שֶׁלֹא יְהֵא אֲרִי בְּתוֹךְ הָרְחוֹבוֹת, שֶׁנֶּאֱמַר (משלי כו, יג) : אֲרִי בָּרְחֹבוֹת. אָמְרוּ לוֹ הֲרֵי הוּא דָּר אֵצֶל בֵּיתְךָ, אָמַר לָהֶן וְהָאֲרִי בַּחוּץ, שֶׁנֶּאֱמַר (משלי כב, יג) : אָמַר עָצֵל אֲרִי בַּחוּץ. אָמְרוּ לוֹ בְּתוֹךְ הַבַּיִת, הֵשִׁיב לָהֶן וְאִם הוֹלֵךְ אֲנִי וּמוֹצֵא אֶת הַדֶּלֶת נָעוּל, אֲנִי מְחַזֵּר וּבָא. אָמְרוּ לוֹ פָּתוּחַ הוּא, מִנַּיִן, שֶׁנֶּאֱמַר (משלי כב, יג) : הַדֶּלֶת תִּסּוֹב עַל צִירָהּ וְעָצֵל עַל מִטָּתוֹ, לַסּוֹף שֶׁלֹא הָיָה יוֹדֵעַ מַה לְּהָשִׁיב, אוֹמֵר לָהֶן, אוֹ הַדֶּלֶת פָּתוּחַ אוֹ נָעוּל, מְבַקֵּשׁ אֲנִי לִישֹׁן עוֹד מְעַט, מִנַּיִן, שֶׁנֶּאֱמַר (משלי ו, ט) : עַד מָתַי עָצֵל תִּשְׁכָּב וגו’.
Ils dirent au paresseux : “Ton rabbin est dans la ville principale, va apprendre la Torah auprès de lui.” Il leur répondit : “J’ai peur du lion sur le chemin” …
Ils lui dirent : “Ton rabbin est en ville ; lève-toi et va le voir.” Il leur dit : “J’ai peur qu’il y ait un lion dans les rues.”
Ils lui dirent : “Mais il habite juste à côté de chez toi.” Il leur dit : “Mais le lion est dehors”,
Ils lui dirent : “Ton rabbin est dans cette maison. ” Il leur répondit : ” Et si je me lève et que je trouve la porte fermée, je devrai revenir. “
Ils lui dirent : “Elle est ouverte…”
A la fin, quand il ne sut plus quoi répondre, il leur dit : “Que la porte soit ouverte ou fermée, je veux dormir encore un peu…”.
Tant de peurs que nous avons sont des lions imaginaires, tant de défis que nous devons relever sont dans notre esprit. La peur que nous avons d’essayer d’ouvrir la porte et de ne pas y arriver nous empêche de voir que la porte est déjà ouverte. Nous perdons trop de temps à cause d’une peur inutile. Une partie de cette saison de Roch haChana consiste à faire le vide dans notre esprit, à nous concentrer, à décider d’être courageux et d’ignorer les lions dans les rues, et à permettre à certains de nos rêves de devenir réalité.
Et pourtant, la peur existe. Non seulement elle existe, mais elle est un élément central de la foi juive. Ahava et yirah, l’amour et la peur – la Hassidout les appelle les deux ailes de la prière. Nous nous concentrons souvent sur la partie positive, l’amour, et nous enseignons à nos enfants que la prière juive consiste à être reconnaissant, conscient, attentif, à apprécier la beauté de notre vie.
Mais pour s’élever, les prières ont besoin des deux ailes. Quelle est cette yirah, la peur que nous sommes censés avoir dans notre esprit et introduire dans nos prières, afin de les rendre vraies, complètes et honnêtes ? C’est en partie la peur de la punition, ou comme j’aime l’appeler, la peur des conséquences. Des philosophes comme Maïmonide, et plus récemment le professeur Yeshayahu Leibowitz, méprisent ce genre de conception qui est pour eux le signe d’une religion immature. Je n’en suis pas sûr, comme je l’ai déjà dit ici j’ai l’impression que si nous prenons au sérieux cette métaphore de Roch haChana comme jour de jugement, cela signifie que nous affirmons l’importance de notre existence, et la possibilité que nous puissions faire des erreurs qui affectent le monde qui nous entoure, et la possibilité que nous puissions changer notre comportement et donc améliorer ses conséquences.
La peur des conséquences est une partie de la yirah. Une autre partie de la yirah désigne presque l’inverse : au lieu d’affirmer mon importance, je me rends compte de mon insignifiance. Certaines personnes vivent cela lorsqu’elles sont confrontées à l’immensité de la nature, en regardant les montagnes, les océans, les étoiles. Je pense à un Rav que j’ai connu à Jérusalem, qui parmi les volumes de Talmud et de Halakha sur ses étagères, avait un livre pour enfants sur les planètes. “J’aime juste me rappeler parfois à quel point tout cela est grand”, m’avait-il dit.
D’autres vivent cette yirah lors d’un enterrement, se rappelant la fragilité de leur vie. Ce n’est pas la peur de la mort ou la peur de quelque chose de spécifique, juste la yirah. Et mélangée à cela, il y a une anxiété générale de l’inconnu, l’angoisse existentielle des êtres humains pensants. Encore une fois, cela n’est pas la peur paresseuse des lions, prétexte pour ne pas avancer dans nos vies, ce n’est pas une appréhension liée à quelque chose de spécifique. Juste une reconnaissance honnête de notre place dans le monde.
J’ai lu récemment dans le journal l’interview d’une psychologue qui parlait de l’anxiété climatique chez les enfants. Elle en parlait comme d’une réponse saine à la compréhension de l’énormité de notre situation à l’échelle mondiale. Je ne sais pas exactement comment distinguer l’anxiété saine de l’anxiété malsaine, et il y a probablement un chevauchement, mais il me semble que l’anxiété saine fait partie du mode d’être que les textes juifs appellent yirah. Je suis même tenté de traduire l’anxiété climatique par yirat chamayim, la crainte du ciel. Dans notre littérature, ceux qui ont peur sont appelés yerei hachem, ou haredim, ceux qui tremblent. Aujourd’hui, ce mot haredim a une implication sociologique – ceux qui se disent ultra-orthodoxes, qui tremblent devant la modernité. Mais au fond, ressentir un tremblement dans notre expérience du monde semble être la bonne façon d’être juif. Et je me demande : à quoi cela ressemblerait-il, d’être un Haredi Massorti ?
Dans le même texte qui décrit Roch haChana comme le jour de la décision de qui vivra et qui mourra, et comment, on nous donne trois moyens d’éviter la sévérité de la décision.
וּתְשׁוּבָה וּתְפִלָּה וּצְדָקָה מַעֲבִירִין אֶת רֹעַ הַגְּזֵרָה
La techouva, la prière et les actes de tsedaka.
Je les considère comme la clé pour être un Haredi Massorti, quelqu’un qui a une anxiété saine et une compréhension honnête de sa place dans le monde.
La techouva exige de faire un bilan de nos vies avant de décider comment changer. Elle exige de connaître la vérité exacte. Je pense que ce dans quoi cette communauté excelle, et doit continuer, c’est un engagement à apprendre la vérité de toutes les sources possibles. Un engagement et une passion pour l’étude, non pas pour créer une fausse dichotomie entre l’étude de la Torah et l’étude académique, mais pour apprendre tout ce qui est disponible. Le Talmud, la Mishna, le Midrash et les textes rabbiniques, pour intérioriser la perspective d’un peuple vieux de 3000 ans.
Et avec la même intensité, la même passion et la même spiritualité, il faut lire des journaux et des articles scientifiques et regarder des documentaires et réfléchir à tout cela. C’est seulement lorsque nous sommes armés de connaissances que nous pouvons distinguer les angoisses paresseuses dont il faut se débarrasser, et apprécier les responsabilités qui nous incombent pour affronter les vrais problèmes qui nous entourent, dans nos foyers, nos communautés et le monde.
La tefila, la prière, exige et crée la yirah dont nous avons besoin aujourd’hui. Notre insistance à inclure tout le monde dans l’espace de la prière, et à donner à chacun et chacune l’accès aux prières par la traduction et la phonétique, est encore considérée comme radical en France, pour je ne sais quelle raison. Nous devons maintenir et renforcer cet appel à l’inclusion. Mais les prières doivent être fortes et honnêtes. La prière est un espace qui nous permet de réfléchir à nos perspectives. En admettant nos fautes, ou en demandant la santé, la stabilité, ou tout ce que nous disons dans nos prières silencieuses – tout cela réduit l’ego à son juste niveau, nous rappelle le peu de choses que nous contrôlons dans nos vies et tout ce que nous ne contrôlons pas. Cette compréhension peut être aussi puissante que de regarder les étoiles et les montagnes, elle peut venir dans un éclair de yirah au milieu d’une prière ici à Adath Shalom.
La Tsedaka est importante cette année. Nous répétons souvent que le terme de Tsedaka ne réfère pas à la même chose que le terme chrétien de charité. Nous ne donnons pas parce que nous sommes nobles, mais parce que la justice, le tsedek, l’exige. Parfois nous donnons aux autres, quand nous le pouvons, et parfois les autres nous donnent. L’idéal halakhique de donner dix pour cent est tristement négligé dans le monde juif d’aujourd’hui. Peut-être que l’instinct en période d’incertitude économique est d’arrêter de donner, ou de donner moins, ou d’attendre des jours meilleurs. Une réflexion sur la yirah, la connaissance de notre place dans le monde, devrait nous encourager à ne pas tomber dans ce piège. Le Talmud a une phrase énigmatique “מלח ממון חסר” – le sel de l’argent est son manque. Ce qui signifie que le moyen de préserver l’argent, comme le sel préserve la viande, est d’en donner une partie. Je ne connais personne qui soit devenu pauvre en aidant les autres, et il y en a beaucoup qui ont besoin de notre aide. Des décisions réfléchies sur la façon de donner et à qui permettent d’apprécier le monde tel qu’il est. Comme la prière et la connaissance, la tsedaka est à la fois une cause et une conséquence d’une disposition à la yirah.
Il faut encore dire une chose sur le fait d’être un Haredi Massorti. Les psaumes disent עִבְד֣וּ אֶת-ה בְּיִרְאָ֑ה וְ֝גִ֗ילוּ בִּרְעָדָֽה , servez l’Éternel avec crainte, tremblez de joie. Avoir conscience de l’immense et terrible réalité de notre monde n’est pas une raison pour être triste. Regardez comment nous marquons Rosh Hashana, le jour du jugement. Nous nous rassemblons, nous organisons de grands repas, nous faisons la fête. Comprendre notre place dans le monde, se débarrasser des peurs inutiles et accepter la réalité de notre situation – nous pouvons aussi célébrer la beauté de notre monde, l’absurdité de nos vies merveilleuses.
Chana tova !