Le Traité Roch haChana discute, entre autres, des caractéristiques d’un chofar cacher et des conditions dans lesquelles on peut considérer pleinement accomplie la mitsva d’en entendre les sonneries.
Ainsi, nos Maîtres enseignent-ils (27a) : « Si quelqu’un sonne dans une fosse ou une citerne, ou dans un grand tonneau, la loi est : s’il a entendu le son du chofar sans écho, il s’est acquitté de son obligation mais s’il a entendu le son de l’écho du chofar, il ne s’est pas acquitté de son obligation. » Rav Houna précise (27b) qu’il s’agit bien de distinguer, celui qui se trouve dans la fosse et qui entend toujours le son premier, de celui qui se tient au bord de la fosse, qui n’entend que son écho.
Dans la même discussion (27b), nous lisons encore : « Si quelqu’un a placé un chofar dans un autre chofar, la loi est : s’il a entendu le son [du chofar] intérieur, il s’est acquitté de son obligation mais s’il a entendu le son [du chofar] extérieur, il ne s’est pas acquitté de son obligation. »
Avec imagination et saveur, comme souvent, nos facétieux Maîtres livrent un enseignement d’une grande profondeur. On comprend bien que le son entendu à l’intérieur de la fosse et celui du chofar intérieur sont de même nature tandis qu’il faut rapprocher l’écho entendu au bord de la fosse du son du chofar extérieur.
Poser que seul est valide le son premier du Chofar (27a) ou celui du chofar intérieur (27b), c’est dire que l’endroit primordial où doivent résonner les sonneries se trouve en chacun d’entre nous, au plus authentique de ce que nous sommes, au plus enfoui sans doute, au-delà de toute préoccupation mondaine. Le seul écho véritable et performatif du Chofar réside précisément en l’ébranlement pour le meilleur qu’il suscitera peut-être, qu’il faut nous efforcer d’accueillir et de faire vivre.
Dans Devarim (V,19), après que Moïse a rappelé au peuple le Décalogue, il précise : « Ces paroles, l’Eternel les adressa à toute votre assemblée sur la montagne, du milieu des feux, des buées et de la brume, d’une voix puissante, sans rien y ajouter ». Le Talmud commente de manière stupéfiante (Midrach Chemot Raba, ch.29) : « Simon bar Lakich dit : que signifie « sans rien y ajouter ? » Lorsqu’un homme appelle son prochain, sa voix a un écho, et la voix qui sortait de la bouche du Saint Béni Soit-Il n’avait pas d’écho ». Où nous comprenons qu’il nous revient justement d’être cet écho, par l’étude, l’engagement, la transmission, chacun selon les voies qui sont les siennes, comme résonnent en chacun d’entre nous les sonneries du chofar.
“Ve Chofar gadol itaka, vekol demama daka ichama” : « Déjà retentit le son formidable du Chofar, une voix de fin silence se fait entendre ». Notre prière décrit le son du chofar de manière surprenante et paradoxale. L’expérience évoque, dans les termes mêmes qui sont ceux du texte biblique, Rois, 19,11-13, celle du prophète Elie :
« La voix reprit : « Sors, et tiens-toi sur la montagne pour attendre l’Eternel ! » Et de fait, L’Eternel se manifesta. Devant lui un vent intense et violent, entrouvrant les monts et brisant les rochers, mais dans ce vent n’était point l’Eternel. Après le vent, une forte secousse ; l’Eternel n’y était pas encore. Après la secousse, un feu ; l’Eternel n’était point dans le feu. Puis, après le feu, une voix de fin silence (…) « Que fais-tu là, Elie ? ». »
Pourtant, alors que l’Eternel ne se laissait pas entendre au prophète dans la violence et le tumulte du vent, de la terre qui tremble ou du feu, nous devons, nous, entendre à la fois, le « son formidable du Chofar » et « la voix de fin silence ». Qu’est-ce-à-dire ?
En 1928, le psychanalyste Theodor Reik, qui appartint au groupe des premiers disciples de Freud, publie un ouvrage intitulé : Le rituel-Psychanalyse des rites religieux. Il y consacre un long chapitre au Chofar et décrit l’Assemblée des fidèles au moment où il va retentir, d’une manière qui peut faire un peu sourire, mais n’est pas sans une certaine justesse :
« D’une manière générale, les accents de cet instrument si ancien, porteur d’une signification à la fois nationale et religieuse sont attendus avec une telle impatience, ses notes sont écoutées avec un tel sentiment de contrition, avec une émotion si profonde et si sincère que des sentiments d’une telle puissance semblent sans rapport possible avec les notes qui les provoquent (…)Pour apprécier les effets psychologiques de l’instrument, il faut avoir vu une fois la masse des fidèles en prière écouter sans respirer le rabbin qui donne sa bénédiction avant de prendre le Schofar. Dans un silence solennel, la foule (…) écoute ces notes et respire avec soulagement quand le chant du Schofar a été émis sans hésitation, clair et pur. »
Les sonneries du Chofar suscitent en nous des sentiments, des émotions que nous démêlons mal et nous ramènent probablement, chacun et tous ensemble, à quelque chose de très archaïque en même temps que fondateur.
On peut rapprocher ces moments de grande solennité des versets de Chemot qui décrivent la peur saisissant le Peuple au moment du don de la Torah :
« Et tout le peuple ils voient les voix et les éclairs
Et la voix du chofar et la montagne qui fume
Et le peuple voyait et ils étaient dans des transes
Et ils se tenaient de loin
Et ils ont dit à Moïse toi parle avec nous et nous écouterons
Et non il ne parlera pas avec nous Dieu pour notre mort »
Le Peuple voit des voix et la voix du Chofar. Cette formulation intrigante a été souvent commentée.
J’aimerais suggérer que cette incapacité à entendre, dont le « son formidable du chofar » et le saisissement qu’il suscite peuvent être une expression métaphorique, exprime l’impossibilité où se trouvent alors les Enfants d’Israël d’accéder à un degré suffisant d’abstraction pour dépasser la terreur engendrée par le caractère extraordinaire du moment.
Il reste sans doute un peu de cela en nous. Mais nous devons aussi être capable d’entendre la « voix de fin silence » qui se saisit peut-être dans la modulation des sonneries, entre elles ou après qu’elles ont fini de retentir. Cette voix que porte une Parole dont nous sommes les dépositaires, qu’il nous revient de faire vivre en nous, chacun à notre manière, « tous les sons du chofar sont valables » dit encore le Talmud (27b), de laisser infuser et aussi d’approfondir par l’étude, pour pouvoir la partager.
Permettez-moi d’achever cette dracha par une parole que je n’emprunte pas à notre Tradition mais que j’ai reçue ces jours-ci, justement, comme un cadeau, comme le rappel aussi, jamais inutile, que cette fête n’est pas exclusivement la nôtre mais bien celle de toute l’Humanité.
Ballaké Sissoko est l’un des grands maîtres de la Kora, cet instrument d’Afrique dont le son bouleverse le cœur et l’esprit. « Le miel n’est jamais bon dans une seule bouche » dit-il, pour décrire l’âme qui fait vivre sa musique. Le miel de la kora, celui que nous mettons sur nos fruits comme les sons du Chofar trouvent force pour le Bien d’un goût, d’un Tam, précieux dans sa singularité irréductible mais sans exclusive.
Je vous souhaite, je nous souhaite à tous, dans ce monde qui n’est si souvent que tumulte et tragédie, de savoir partager notre miel unique, d’en exhausser ainsi le goût, comme de continuer à écouter et à entendre cette « voix de fin silence », la vôtre, qui est, en partage, Parole de vie, pour toutes et tous, partout.
Chana tova !